Odeur d’orage

Inspiré de Journée de lecture de Marcel Proust, Odeur d'orage est un texte qui décrit l'expérience de lecture d'une enfant handicapée happée par la lecture des Orangers de Versailles d'Annie Pietri.

Il m’a fallu quelques séances avant de trouver ma place définitive. Le plus compliqué a été de comprendre quelles positions me faisaient mal aux articulations, mais toutes finissaient par être douloureuses. Après avoir compris ça, ça a été facile. J’ai pris deux coussins pour limiter les dégâts, un pour mon dos et un pour mes fesses, et je me suis fait un fauteuil dans le coin près du radiateur. Je sens les fourmillements chauds remonter le long de ma colonne quand je lis et, peu à peu, mes muscles se détendent. Je m’enfonce dans le coussin moelleux jusqu’à me retrouver quasiment allongée, le livre posé sur mon cœur. Les douleurs oubliées, je peux enfin me concentrer sur ce que je lis vraiment. Chaque mot résonne en musique dans ma tête, se teintant d’une couleur unique avant de s’échapper dans les airs. Je les oublie vite, ces fugueurs. Je me concentre à nouveau, relis, et le sens m’éclate au visage. La pauvre jeune fille de mon livre doit se séparer de son père et ça me brise le cœur. Je ne m’imagine pas quitter ma famille.

Mon pouce tient le coin de la page, la feuille est plus douce que celles de mes autres livres. Je la caresse, la pince, je teste sa souplesse. Elle ressemble à la page d’un livre que je pourrais trouver dans la bibliothèque de mes parents. J’ai hâte d’ouvrir ces pavés qui remplissent leurs armoires et qu’ils ne prennent jamais le temps de lire.

Je dois d’abord finir ce que j’ai commencé, mais je tique. L’horloge au mur s’est arrêtée. Il n’y a plus de pile. Personne n’a l’air de s’en inquiéter. Je fixe à nouveau les aiguilles immobiles, elles me narguent. Combien de temps reste-t-il à la jeune fille avant de mourir ?

J’avance vite, pour qu’au moins une personne ne l’oublie pas à la fin de la journée. Chaque page que je tourne – et froisse au passage – est le signe que quelqu’un se préoccupe de son sort. Elle n’a pas beaucoup d’amis cette jeune fille. Sa patronne la déteste, ses collègues la méprisent, tous sont jaloux de son odorat… Je le suis aussi. Elle peut sentir chaque arbre, chaque fleur, chaque fruit, elle se rappelle de tout et concocte les meilleurs parfums du royaume. J’aimerais être capable de sentir ne serait-ce qu’un coquelicot, ma fleur préférée qui tapisse le champ sous ma fenêtre. D’un coup je n’ai plus très envie de sauver cette dame qui connait tout. Je regarde les autres, ils sont happés. J’imagine qu’ils sentent les oranges fugueuses qui embaument la pièce.

Je ne sens rien, à part l’orage qui naît dehors. Les éclairs perforent les nuages et illuminent la pièce sombre dans laquelle nous lisons. La lumière tape l’encre noire et fait sauter les mots à ma figure. Le tonnerre semble exploser en même temps que les cris de Madame de Montespan qui, effrayée par l’orage, appelle au secours toutes ses servantes. Le tonnerre gronde à nouveau. Cette fois c’est une de mes camarades qui hurle en cœur avec lui. Nous sursautons tous avec elle, je me cogne au radiateur et voilà que mon épaule s’est de nouveau subluxée. Le maitre la rassure. Je ne suis pas jalouse, il ne peut rien faire pour moi.

La pluie tombe enfin, les gouttes tapent en rythme sur la fenêtre froide à côté de moi, la buée m’empêche de voir dehors. Je peux continuer ma lecture. Les servantes éclairent la chambre de toutes les bougies dont elles disposent et je crois les apercevoir à chaque nouvel éclair. Je me plonge plus profond encore, jusqu’à oublier mon épaule apaisée par le froid de l’automne et mon dos endormi par le chauffage. Les autres n’existent plus, je suis entourée de servantes affolées et d’une marquise désorientée. Où est le roi quand on a besoin de lui ? Je suis prise d’une frénésie, je sais que l’heure approche mais j’ai besoin d’en savoir plus. Je tourne une nouvelle page sans attendre et, en une fraction de seconde, tout s’arrête.

Ma page est déchirée. Je sens mon âme faire de même. Les larmes me montent aux yeux, je me mets à trembler. Je touche la partie arrachée avec mon index. Je manque de me couper. Je lève les yeux et la main. Je me sens ridicule. Les autres ont tous déjà abîmé un de leurs livres, mais pas moi. Ce n’étais pas la fin du monde pour eux, ils s’en fichaient, mais moi… Je les aime tellement mes bouquins. Le maitre me le prend, l’emmène loin de moi et les autres continuent de lire comme si de rien n’était. Mes avant-bras sont trempés de larmes et je ne sais pas si je récupérerais mon livre un jour. Je ferme les yeux, souffle un bon coup comme Papa me l’a appris, mais ça ne suffit pas. Tous les muscles de mon visage se crispent et me font grimacer. Je n’ose plus ouvrir les yeux. On me tape sur l’épaule, celle qui ne me fait pas mal.

J’inspire à nouveau et affronte ce qu’il m’attend. Le maitre me regarde, souriant, et me tend mon livre. Sans un mot, je l’ouvre et cherche la page que j’ai souillée. Je pense à l’odeur des livres que tout le monde m’a vendu comme d’une douceur sans nom et que je ne connaitrais jamais. Ce que je peux sentir, par contre, c’est le scotch que le maitre a utilisé pour réparer ma bêtise. Mon doigt glisse sur cette petite couche transparente. C’est agréable.

Le maitre tape dans ses mains. On doit arrêter de lire. De toute façon je ne sais même plus où j’en étais. Nous nous mettons tous en cercle et parlons de notre séance. La plupart d’entre nous adorons le livre. Toute la classe semble être d’accord sur l’originalité du thème. « L’odorat n’est pas le sens le plus exploré en littérature. » Ça ne m’avait jamais sauté aux yeux jusqu’à aujourd’hui.

Dehors, je m’assois sur le muret, les jambes refroidies par la pierre. Je regarde les autres jouer dans les flaques et frissonne à l’idée d’avoir les chaussettes trempées. Mes mains posées sur la couverture plastifiée, je sens l’électricité passer du bout de mes doigts à mon poignet. Je ne bouge pas. Plus jamais je ne lâcherai mon livre.

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