Juste un verre

Je suis amoureuse d'Elizabeth. Peut-être que c'est réciproque. Je sais pas. Elle est trop occupée pour m'accorder du temps. Je ne lui en veux pas. Mais j'aimerais l'avoir auprès de moi pour un peu plus qu'un verre.

Penchée sur le bar, je plongeais mon nez dans mon verre sale. Dégueulasse. Comme mes cheveux violets noyés dans un liquide visqueux.

« Putain c’est quoi ça ?

— Du whisky. »

            Fred avait toujours l’air saoulé que je sois là. Et moi je l’étais pas assez.

« La tournée est pour moi ! »

            Je prenais pas de grands risques, il y avait jamais personne dans ce trou à rats, mais ça avait le mérite de m’attirer les faveurs de la prostituée qui venait boire son verre quotidien après son travail. Enfin, quand je dis « la prostituée », comprenez Elizabeth. Ma voisine de l’époque et celle pour qui je faisais tout.

« T’as bien bossé cette nuit Lizzie.

— Ouais, c’est ce que je me dis quand je te retrouve ici à l’aube.

— Ça devrait être à toi de me payer des coups.

— Je me disais la même chose. »

            Elle avait susurré ses paroles en dégageant la mèche qui gênait l’accès à mon cou. Le souffle chaud d’Elizabeth caressait ma peau et je fermais les yeux, me délectant de son odeur. Elle avait transpiré et ça la rendait encore plus attirante. J’aurais aimé être à la place de cet homme.

« Tu rentres avec moi ? »

            Sa proposition était habituelle, mais mes yeux la suppliaient d’en demander plus.

            Je me relevai avec difficulté, trainant ma veste en cuir sur le sol crasseux du bar. Elle avait pris mon sac, avait payé pour moi et me tenait encore pour m’aider à marcher droit. J’aurais aimé être aussi prévenante qu’elle.

            Elle m’accompagna jusqu’à ma porte qu’elle ouvrit avec le double que je lui avais confié des années auparavant et me rendit mes affaires. Le contact de ses doigts frôlant les miens me rendirent avide de ses lèvres et je pris son visage entre mes mains.

« Rentre. Viens chez moi.

— T’es bourrée Malina, va te coucher. »

            C’était le refus le plus doux que je n’avais jamais entendu.

« Lizzie… soupirai-je. Je dois dormir, tu dois dormir, viens dormir avec moi.

— Peut-être une autre fois, d’accord ? Une fois où tu es sobre et où je suis propre. »

            Son regard tendre me fit fondre et j’acquiesçai sans hésiter. Elle me salua vite et ferma la porte, me laissant seule dans le noir.

            Les jours passèrent, ma gueule de bois avec, et je me sentais de plus en plus honteuse. Elizabeth avait d’autres chats à fouetter que se préoccuper de mes états d’âme. Elle avait un travail qui lui prenait toutes ses nuits et un fils qui lui prenait tout son temps libre. Et moi qu’est-ce que j’avais ? Un appartement miteux, aucun ami et une affinité particulière avec la bouteille. J’aurais aimé qu’elle me sauve, mais au fond de moi je savais que ce n’était pas son rôle.

            Au quatrième jour je sortis enfin de ma grotte et je toquai à sa porte. Un grand homme barbu ouvrit, les yeux fatigués et le corps à demi-nu.

« Ouais ?

— Est-ce qu’Elizabeth est là ?

— Ouais.

— Est-ce que je peux la voir ? »

            L’homme renifla fort et gratta l’arrière de son crâne en regardant l’intérieur de l’appartement. Il décida finalement de me laisser entrer et repartit se coucher en grognant.

            J’étais déjà venue des dizaines de fois, mais jamais après un client. L’air moite puait la bête et le sol était jonché de vêtements froissés. Les volets étaient fermés et ne faisaient filtrer qu’une fine source de lumière sur la table de la cuisine vide de toutes les broderies d’Elizabeth. Le bois collait. Ils avaient fait l’amour ici.

« Malina ? »

            La voix d’Elizabeth m’avait fait l’effet d’une balle en plein cœur. Jamais elle n’avait prononcé mon nom avec autant de distance. Je me tournai lentement face à elle.

« Qu’est-ce que tu fais là ?

— Je suis venue m’excuser pour la dernière fois, quand j’étais bourrée. Et je m’excuse encore, je pensais que tu serais seule.

— T’en fais pas pour Pedro, c’est toujours un gros dormeur. Et c’est un excellent client, très poli quand il est réveillé. »

            Son sourire était merveilleux. Elle rayonnait. Elle s’approcha de moi comme si j’étais un animal apeuré et elle me prit les mains.

« Je suis contente que tu sois venue me voir. J’ai hésité à passer chez toi hier matin, tu sais ? Tu m’as inquiétée l’autre jour. Ce que tu disais…

— Je le pensais. »

            Les mots étaient sortis tous seuls et je serrais à présent ses mains entre les miennes, priant qu’elle ne s’éloigne pas.

« Je voulais dormir avec toi. Sentir ta peau contre la mienne. Voir tes cheveux blonds voiler tes yeux dans ton sommeil. Serrer mon cœur contre le tien. »

            J’avais approché mon visage du sien au fur et à mesure de mes paroles. Je sentais son cœur battre de plus en plus fort, ses pupilles se dilater et son souffle se saccader.

« Je le voulais il y a quatre jours, comme je le voulais déjà il y a une semaine, comme je le voulais aussi il y a un an, comme je le veux toujours et ce depuis que t’as passé le palier du bar après ta première nuit sans ton fils. Je te veux toi, Elizabeth. »

            C’est là qu’elle m’embrassa. Elle me serra au plus près d’elle et pressa ses lèvres contre les miennes. La chaleur qui brûlait nos joues se mit à embraser nos deux corps et je n’avais plus aucune autre envie que de glisser mes doigts sur sa peau. Ce baiser était tout ce dont j’avais rêvé et ses mains fines perdues dans mes cheveux bouclés m’emmenaient au paradis.

J’avais seulement oublié que le paradis était un lieu réservé aux anges.

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